LES METIERS DE LA SOIERIE LYONNAISE
LES METIERS DE LA SOIERIE LYONNAISE
Jean Huchard - 19 février 2001
LES METIERS DE LA SOIERIE LYONNAISE (1/2)
Dans le monde entier, le nom de Lyon reste synonyme de capitale de soierie. Cette réputation s'est acquise au fil des siècles malgré la concurrence de grands centres comme Tours, Nîmes, Paris, Zurich, Krefeld, Londres, sans oublier les nombreuses cités italiennes. Ce passé prestigieux a permis d'aborder, avec succès, la reconversion de la soierie lyonnaise. Il faut savoir que cette renommée est due, surtout, à la valeur exceptionnelle de son artisanat et à sa facilité d'adaptation. Notre propos sera donc de vous faire découvrir ou mieux connaître les corps de métiers qui composent ce que l'on appela longtemps la Grande fabrique.
L'exécution d'un tissu de soie nécessite trois étapes : la préparation du fil, la préparation du métier et la préparation du dessin, pour les tissus façonnés. Toutes ces opérations sont organisées et contrôlées par le marchand-fabricant assisté de ses proches collaborateurs (fig. 1).
Le marchand-fabricant : C'est celui dont on disait qu'« il ne fabriquait rien », mais en omettant d'ajouter : « sans lequel rien ne serait fabriqué ». Véritable chef d'orchestre de la profession, il finance les achats de soie, fait mouliner, teindre, fournit travail, matières premières et cartons au tisseur et assure la vente des tissus aux clients.
Les marchands-fabricants sont installés un peu dans toute la ville. Pernon, par exemple, avait son bureau quai de Retz, l'actuel quai Jean Moulin, mais dès le début du XIXe siècle, les fabricants commencent à se regrouper dans le quartier des Capucins et de la place Sathonay. Plus avant dans le siècle, c'est la place du Griffon qui deviendra le cœur de la Fabrique. On remarquera que ces différents lieux se trouvent tous situés au pied des pentes de la Croix-Rousse. Pour relier l'atelier croix-roussien à la fabrique sont ouvertes, en 1862, la ficelle de la rue Terme puis, en 1891, celle de la place Croix-Paquet qui sera prolongée à ses extrémités et transformée en métro à crémaillère en 1974.
A la charnière du XXe quelques grandes fabriques s'installeront à la Croix-Rousse, comme Atuyer-Bianchini et Férier, Coudurier Fructus Descher ou Chatillon Mouly Roussel. D'autres, comme Duchame, Truchot, Bucol iront sur la rive gauche du Rhône, mais leurs usines sont hors de Lyon. Or, ce qui a fait la force des marchands-fabricants provenait du fait qu'ils avaient, réunis à Lyon, et comme sous la main, tous les corps de métier.
Au dbut du XVIIIe siècle, le marchand est obligé, pour développer son affaire, d'abandonner sa « Boutique » (c'est le terme consacré pour désigner le bureau de fabrique), afin d'aller au devant du client, et de connaître ses besoins pour les satisfaire. Et l'on sait que cette recherche pouvait l'entraîner loin, car la vocation exportatrice du fabricant lyonnais existe depuis des siècles, par nécessité. Déjà, à cette époque, une activité de luxe ne pouvait se contenter de la clientèle française. Si nous prenons le cas de la Maison Pernon, avant de fournir Versailles à partir de 1784, les Pernon livraient en Suède, en Pologne, la cour de Russie, la cour d'Espagne, habillaient Casanova et l'aristocratie européenne. Camille, représentant la quatrième génération de cette famille de soyeux, fut mis sur la route vers 1775 par son père Etienne pour prospecter la clientèle étrangère (fig. 2).
Le fabricant avait donc besoin d'être secondé, par une personne de confiance. Au XVIIIe et au début du XIXe siècle, on parle des dessinateurs, des rondiers, des commis qui gravitent autour de lui. A partir de la seconde moitié du XIXe siècle, apparaîtra le chef de service.
Le chef de service ; Cette fonction de chef de service va se forger petit à petit et s'imposer comme essentielle. Le chef de service formera un tandem inséparable avec le marchand-fabricant. Dans n'importe quelle entreprise d'un autre secteur d'activité, on distingue les services comptables, administratifs, commerciaux, de fabrication, du personnel. Dans la soierie, lorsqu'on parle de chef de service, on veut toujours désigner le chef du service de fabrication. Son rôle est multiple : il doit être créatif pour la préparation des collections, être au courant de tous les fils nouveaux disponibles sur le marché et également des perfectionnements apportés au matériel pour les constructeurs.
Il est responsable des achats de matières premières, donc de la comptabilité matière, des teintures, assisté par différents collaborateurs (dont le brasse roquets), de la bonne qualité de la production, et du choix des finitions confiées aux apprêteurs, appelés ces dernières années ennoblisseurs.
Le service selon l'importance des Maisons peut comporter un second de service, un troisième, ... Il doit être d'autant mieux organisé que les ateliers de tissage sont éparpillés. On sait, par exemple, que « Les petits-fils de Claude Joseph Bonnet », en 1878, donnent du travail à plus de 700 tisseurs à Lyon. Lorsque les usines s'édifient, ce problème de coordination se trouve simplifié.
En 1892, les chefs de service, alors bien reconnus, créent leur propre association professionnelle, appelée « Les vingt vieux », qui regroupe vingt d'entre eux parmi les plus compétents de la soierie lyonnaise. Les futurs adhérents seront ensuite cooptés par leurs pairs. Leur but est d'échanger, au cours de réunions régulières et amicales, des informations techniques, fruits de leur expérience du moment. Pratiquement toutes les bonnes maisons de soierie ont eu, à un moment ou à un autre, un chef de service faisant partie des Vingt vieux. Et cela n'était pas toujours bien vu des fabricants qui redoutaient la fuite des fameux secrets de fabrication. Chacun des membres se devait, à tour de rôle, de préparer un sujet technique qu'il présentait et qui donnait ensuite lieu à discussion. Cette association a fêté son centenaire en 1992. Elle demeure bien vivante et reste un centre amical de réflexion et d'information professionnelle.
Les rondiers : Les rondiers, eux, étaient les agents de liaison entre la « Boutique», et l'atelier de tissage. Comme leur profession l'indique, ils faisaient la ronde et opéraient sur place un premier contrôle de qualité sur le métier, vérifiaient si les délais de fabrication étaient tenus, éventuellement recevaient les doléances des tisseurs en cas de matière défectueuse : irrégularité des fils ou fragilité due à une mauvaise teinture, et enfin ils prévoyaient la date de la fourniture de la chaîne et des trames suivantes, afin que le tisseur ne subisse pas d'interruption dans son travail. A leur retour à la « boutique », ils rendaient compte.
Le rôle du rondier est demeuré très important tant que la fabrication était réalisée dans les ateliers de tissage indépendants, ce qui correspondait à la structure bien particulière de la soierie lyonnaise durant des siècles. A partir du moment où les usines prirent la relève le rondier progressivement disparut.
Les commis : L'appellation « commis » est assez générique. Il y a les petits commis dont font partie les brasses roquets. Ceux-ci sont chargés de compter les roquets qui rentrent et qui sortent de la Maison, car il y a en permanence un vaste circuit interne : les roquets vides sont remis à la dévideuse qui les rapporte garnis de soie. Ils repartent chez l'ourdisseuse et la caneteuse qui les rendent. Il y en a qui vont chez le tisseur. En fin de compte, ce sont des dizaines de milliers de roquets qui gravitent autour de chaque fabricant et si on ne vérifie par leur retour à la case départ, il arrive un moment où le circuit risque de s'interrompre.
Il y a également les grands commis. Celui qui deviendra le chef de service est un grand commis. Il est souvent mal vu des tisseurs parce que, garant de la qualité des produits qui seront livrés par la Maison, il ne peut accepter un travail médiocre. Bien sûr, il y a aussi des chefs de service grincheux, tout comme il y a de mauvais tisseurs.
Le garçon de peine : Malgré cette appellation un peu péjorative le garçon de peine est un personnage incontournable de la soierie. Le premier au travail, le matin, pour nettoyer les bureaux et l'hiver pour allumer les feux, il disposait en compensation de cette arrivée matinale, d'une heure de liberté qu'il prenait lorsque les autres s'étaient mis au travail. Il se rendait alors dans un bouchon du quartier où l'attendaient la soupe au fromage, la gratinée ou les paquets de couenne accompagnés du Juliénas vin préféré de Gnafron. Il en profitait pour glaner auprès de ses collègues les potins du jour qu'il s'empressait de colporter à son retour au bureau. Reprenant son travail il roulait les coupes de tissu et préparait les colis dont il assurait l'expédition. Au cours de ces opérations, ayant acquis, sur le tas, certaines connaissances accompagnées du langage technique approprié, il lui arrivait de porter une appréciation libre et sans complaisance sur les soieries qui lui passaient entre les mains. L'après-midi s'il avait un moment de disponible, il était parfois chargé de recouvrer les petites créances auprès des clients négligents, mission qui lui permettait de prendre l'air et dont il se tirait, en général, fort bien.
Reste, maintenant, la réalisation du tissu de soie par des artisans qualifiés, dans les ateliers familiaux.
Préparation du fil
Les metteuses en mains : Dans les ballots de soie grège, provenant des Cévennes, du Piémont ou de la lointaine Chine, il pouvait exister des écarts de grosseur de fils et des défauts de filature. Le contrôle des écheveaux, appelés flottes de soierie, était effectué par les metteuses en mains, à l'aide d'un cylindre en bois appelé trafusoir (fig. 1). L'extrême sensibilité de leurs doigts leur permettait de trier trois sortes de grosseur de fils et d'en détecter les imperfections. Cette sensibilité était telle que l'une d'entre-elles, caressant le chien d'un tisseur, décelait la présence d'une puce à travers l'épais pelage de cet animal. Quatre flottes de soie roulées ensemble formaient une main, d'où leur appellation de metteuse en mains.
Les teinturiers : Les flottes sélectionnées sans défaut repartent au moulinage dans les Cévennes, où les fils reçoivent une torsion et sont assemblés en fonction de leur future utilisation (organsin, grenadine, crêpe, etc.). Les flottes ouvrées reviennent à Lyon où elles sont décreusées et teintes. Le décreusage consiste à enlever le grès du fil pour une meilleure montée du colorant. La teinture est un travail primordial et délicat, demandant une grande expérience. Car l'on est toujours très exigeant sur la conformité des coloris et, en ameublement, sur la solidité des teintures à la lumière. A Lyon, les eaux abondantes et de bonne qualité au XVIIIe siècle, permettaient, à l'aide de colorants végétaux, d'assurer des teintures de qualité supérieure. Dès 1800, les chimistes lyonnais s'intéressent à cette question. Nous citerons le nom du professeur de chimie Raymond, inventeur du "bleu Raymond", et les recherches de Gonin sur le noir, couronnées par l'académie de Lyon en I809. La teinture s'est effectuée pendant très longtemps "au bâton". Les flottes, à cheval sur des bâtons, sont plongées dans des barques de teinture. Les ouvriers tournent sans cesse les flottes (fig. 2). Chaque teinturier gardait jalousement ses secrets. Puis les flottes de soie passent au lavage et une fois sèches sont confiées aux dévideuses.
Les dévideuses : Très nombreuses à Lyon, elles ont pratiquement disparu. Métier obscur, souvent mal rétribué, mais indispensable. Leur travail consiste à dévider les flottes de soie sur des roquets, petites bobines en bois, pesant toutes exactement 15 grammes, de formes particulières et réservées à la soie (fig. 3).
L'outil des dévideuses a évolué depuis le rouet antique. En effet, au début du XIXe siècle, dans chaque atelier de tissage, la femme ou la fille du tisseur dévidait à l'aide du rouet de Lyon à quatre guindres, dispositif qui supporte les flottes de soie (fig. 4). Les dévideuses professionnelles disposaient du rouet de Lyon à 16, 24 ou 32 guindres. Pour actionner cette machine, elles avaient recours à un tourneur de roue professionnel. Elles utilisaient, également le rouet à « l'escaladou » fonctionnant à l'aide d'un volant pour dévider et assembler les fils de soie. Les dévideuses à "l'escaladou" étaient regroupées montée du Gourguillon et autour de la place Bellecour (fig. 5).
Vers 1820, apparaît la "mécanique ronde" d'utilisation plus pratique, moins encombrante qui s'imposera (fig. 6). Pour donner une idée de la conscience professionnelle de ces dévideuses, nous citerons l'exemple des deux sœurs Râtelle, demeurant place Colbert, sur les pentes de la Croix-Rousse, voila plus d'un demi-siècle. Pour ne pas ternir la soie, elles m'utilisaient pas leur poêle à charbon l'hiver. Elles se protégeaient les doigts avec des mitaines.
A l'arrivée de la force motrice, au début du XXe siècle, les banques à dévider verront le jour. Les tavelles ont succédé aux guindres. Le dévidage est plus rapide, mais il exige toujours, de la part des dévideuses, la même surveillance constante et la même maîtrise du fil (fig. 7).
Les ourdisseuses à bras : Pour la préparation de la chaîne, entrent maintenant en scène les ourdisseuses à bras. Elles utilisent l'ourdissoir vertical inchangé depuis le XVIIe siècle, en noyer et chevilles en bois, qui révèle un travail d'ébénisterie remarquable, ainsi qu'une cantre horizontale lyonnaise à la déroulée, supportant les roquets de soie (fig. 8). L'ourdisseuse passe l'ensemble des fils de la cantre, sur un plot mobile qui monte et descend afin d'enrouler ces fils autour du tambour de l'ourdissoir. Pour cela, l'ouvrière tourne une manivelle tout en surveillant attentivement le bon déroulement des roquets. Elle répare aussitôt les ruptures de fils.
L'ourdisseuse tire, ensuite, ce ruban de fils appelé brasse, en chaînette pour éviter tout mélange de fils. Pour cela, elle tourne l'ourdissoir à l'envers tout en le freinant avec le pied, Dans un dernier temps, elle roule cette chaînette en; une pelote serrée qu'elle confie à un autre corps de métier : les plieuses en soie.
Les plieuses en soie : Cette opération demande des ateliers d'une grande longueur. Il en existe encore un, à la Croix-Rousse, celui de Madame Damon-Lebatard, encore imprégné de l'histoire lyonnaise. En effet, en ces lieux se trouvait l'atelier de tissage du « père Carquillat », tisseur célèbre au milieu XIXe siècle, pour ses portraits tissés. Nous citerons ceux de Jacquard, de la famille impériale, de Thiers, de la visite du duc d'Aumale, dont le musée des tissus de Lyon possède de précieux exemplaires. Têtes couronnées et visiteurs illustres sont venus dans cet atelier, comme Dom Pedro V, roi du Portugal et le président de la République française, Mac Mahon.
Le travail des plieuses consiste à étaler en largeur, les fils de la brasse et à les enrouler sur un rouleau appelé ensouple en soierie, pour constituer la chaîne. Dans un premier temps, la plieuse défait la chaînette et l'enroule, sur un, grand tambour horizontal garni de sangles. Dans un deuxième temps, elle étale effectivement les fils dans la largeur demandée par le tisseur. Pour cela, elle utilise un « rasteau », sorte de peigne métallique dont la partie supérieure est mobile. Les fils sont placés, dans un ordre prévu, entre les dents du « rasteau ». Le tout est amené sur un; rouleau ou ensouple situé à plusieurs mètres du tambour. Cette grande longueur de fils leur donne une tension homogène, Les sangles permettent de récupérer toute la chaîne sans aucune perte de matière (fig. 9). Enfin, la chaîne est enroulée avec soin sur l'ensouple qui sera remise au tisseur.
Les ourdisseuses mécaniques : Vers 1900, la force électrique permet la création de nouveaux ourdissoirs, cette fois, horizontaux qui vont remplacer progressivement les ourdissoirs verticaux à bras. Ils permettent d'ourdir une plus grande longueur de chaîne et plus rapidement. Cet ourdissage est appelé sectionnel, la section ou mise traverse un peigne envergeur et compte autant de fils que la cantre verticale peut supporter de roquets ou de bobines de soie. Il faut préciser que le pliage s'effectue maintenant dans le même atelier, sur le même métier, en faisant tourner le tambour de l'ourdissoir à l'envers, pour permettre à l'ensemble de la chaîne de passer sur l'ensouple qu'attend le tisseur (fig. 10).
Les caneteuses : La préparation de la trame est effectuée par les caneteuses, dans l'atelier du tisseur. Elles utilisent le rouet classique (fig. 11). La soie du roquet passe sur la canette qui garnira la navette du tisseur. Ce travail gui paraît simple, exige une grande attention car les canettes doivent être fermes et régulières, afin que le fil de soie se déroule sans à-coup dans la navette. Vers 1900, apparaissent les canetières mues à l'électricité dans les ateliers de tissage mécanique.